Le chanteur de tango

Tomás Eloy Martínez

Folio

  • Conseillé par
    6 juin 2011

    Bruno Cadogan, jeune universitaire américain, écrit une thèse sur les origines du tango. Il apprend par hasard qu’un chanteur argentin connaît des textes purs et rares de cette danse affolante. Pour Julio Martel, le tango est né dans les maisons closes et ses chants sont plus brutaux et ambigus que ceux dont raffolent les touristes.

    Bruno se rend à Buenos Aires pour rencontrer Julio Martel et l’entendre chanter. On dit qu’il est meilleur que Carlos Gardel, pourtant légendaire. La voix de Julio Martel n’est nulle part ailleurs qu’en Julio Martel : « il n’a pas enregistré un seul couplet. Il ne veut pas d’intermédiaire entre sa voix et le public. » (p. 18)
    Mais l’homme est malade et, pour un tango de trop, sa mort imminente fera disparaître un savoir précieux et jamais consigné. Julio Martel est insaisissable et Bruno s’épuise à le poursuivre dans la labyrinthique Buenos Aires. « Durant ces jours de folie, j’ai acheté des plans de Buenos Aires et j’y ai tracé des lignes de couleur qui reliaient les lieux où Martel avait chanté, dans l’espoir de trouver une forme qui trahisse ses intentions, quelque chose comme le losange qui permet à Borges de résoudre l’énigme de La mort et la boussole. » (p. 251) C’est Alcira, compagne et soutien de Julio Martel, qui livre les premiers éléments sur le chanteur. Elle raconte son homme et sa passion pour le tango. « Martel essayait de récupérer le passé tel qu’il avait été, sans la transformation de la mémoire. » (p. 129) Remonter aux sources du tango, c’est faire revivre l’histoire, s’abreuver à la beauté pure et à la mémoire inviolée. C’est aussi entendre gronder un pays en révolte qui demande justice.
    Dans la ville inconnue et mythique qui regorge de légendes, Bruno est perdu. Il se heurte à chaque coin de rue à l’ombre de Borges, de ses labyrinthes et de son Aleph, au point de trahir pour en découvrir le secret. L’Argentine est un pays d’excès et de violence où la vie n’est possible que dans les romans. « Son unique beauté est celle que lui attribue l’imagination humaine. » (p. 178) Buenos Aires et l’Argentine ne sont pas des lieux qui se donnent, ni des lieux sereins. Tout est mouvement et transformation : « il n’existe pas de cartes fiables de Buenos Aires, car les rues changent de nom d’une semaine à l’autre. Ce qu’une carte affirme, une autre le nie. » (p. 126) Buenos Aires est révolution : le narrateur vit l’insurrection populaire de 2001 pendant laquelle cinq présidents sont déboutés en dix jours. C’est certain, on ne se repose pas ici, on ne vient pas en villégiature. Bruno devra se perdre pour atteindre son but, quitte à le manquer d’un cheveu et vivre avec le sentiment que le plus important reste impalpable.
    Le tango, danse et chant, est plus qu’un prétexte au roman. C’est une entité sensible et nerveuse à l’image des superbes Argentines qui semblent plus femmes que leurs sœurs d’ailleurs. Le tango s’incarne et investit les corps, mais ici, avant toute chose, il est chant et musicalité, harmonie dans la rugosité. « Dans le tango, la beauté de la voix compte autant que la manière de chanter, l’espace entre les syllabes, l’intention qui enveloppe chaque phrase. Tu as sûrement remarqué qu’un chanteur de tango est avant tout un acteur. Pas n’importe quel acteur, mais quelqu’un chez qui l’auditeur reconnaît ses propres sentiments. L’herbe qui croît sur ce champ de musique et de mots est l’herbe sauvage, agreste, invincible de Buenos Aires, le parfum de la luzerne et du chiendent. » (p. 213)
    Ce roman est troublant à plusieurs égards. Impossible de rester de marbre devant les vibrations du tango. Irrésistiblement, on veut rouler des épaules et s’accrocher à un partenaire ferme et exigeant. Troublé, on l’est également par le récit des évènements politiques qui secouent le pays. Ils se fondent dans l’histoire, participent de la quête éperdue du narrateur, entravent ses recherches et précipitent ses désirs. Alors que l’Histoire se tend, dans un climat prêt à se rompre, l’intensité dramatique explose et l’on se retrouve, comme Bruno, haletant à un carrefour, dépité d’avoir manqué le dernier récital du maître.
    Certains épisodes sont racontés par des narrateurs différents et entraînent loin de la quête initiale. Des personnages plus légendaires que vraisemblables traversent le récit, mais Buenos Aires est de ces villes qui abritent des monstres fabuleux. Je me suis abandonnée au texte, à la musicalité des mots et l’atmosphère de poudre et de sueur qui plane sur le livre. Il fait chaud dans les pages de Tomas Eloy Martinez. Que ceux qui ont froid aux yeux passent leur chemin…