Le gouverneur de Morée
EAN13
9782246249016
ISBN
978-2-246-24901-6
Éditeur
Grasset
Date de publication
Langue
français
Fiches UNIMARC
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Le gouverneur de Morée

De

Grasset

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1711?>16 février?>« Nous, Giovanni Cornaro, par la grâce de Dieu doge de Vénétie, de Dalmatie et de Croatie, nommons Son Excellence Augustin Sagredo, patricien de Venise, gouverneur de Nauplie et d'Argos en Morée. »
Je reçois ce matin, comme un courrier ordinaire, le décret qui m'assigne de nouvelles fonctions. Ainsi donc, si je quitte Zara et la côte dalmate, c'est pour gagner un autre port, le plus oriental de ceux qui voient encore flotter l'étendard de Saint-Marc. J'ai sous les yeux les plans de ce véritable avant-poste, à quelques pas de l'Empire turc. C'est une belle place que je reçois en dot : veillant sur la ville depuis toujours, la forteresse de l'Acronauplie résista si vaillamment aux Ottomans voici deux cents ans qu'ilsdurent attendre la signature d'un traité de paix pour l'obtenir. Est-ce de l'avoir tant convoitée ? Ils en firent leur capitale en Morée mais n'ajoutèrent presque rien à nos ouvrages défensifs. La République cependant ne s'en contente plus. Un promontoire où ne se dresse aujourd'hui qu'un trop modeste fortin surplombe le port et l'Acronauplie. Une citadelle qui couronnerait son sommet serait imprenable : on me commande aujourd'hui de l'édifier. Le Conseil, peu sûr à juste titre de mes talents d'ingénieur, s'est attaché le concours d'un Français dont la réputation, paraît-il, n'est plus à établir. Je ne sais rien de ce Lasalle qui a pourtant œuvré dans toute l'Europe et qui, sous mon autorité de principe, dirigera les travaux. Je ne le verrai pas avant quelques jours.1er mars?>Départ après-demain pour la Morée : la date vient de m'être confirmée. Après avoir servi si longtemps mon père et moi-même, Vincenzo m'accompagnera une fois de plus. Avant que soit mise en caisse ma vaisselle d'argent, je réunis ce soir le peu qui me reste de famille. Mes adieux seront brefs : j'ai pris l'habitude de partir. Avant-hier, j'ai réglé ma succession. Je réservela moitié de ma fortune et le palais maternel à mon frère, disparu depuis des années, un douzième à la République et à mes cousins. Faute d'héritier direct, je léguerai le palais Sagredo à une œuvre pieuse. Nos dernières campagnes ont fait trop d'orphelines ; je leur offrirai volontiers mon toit qui, depuis des années, n'a pas vu de femme. La Sérénissime, qui s'est toujours évertuée, non sans succès, à tourner les clauses testamentaires, ne pourra rien contre la précision de mes dernières volontés. Les jeunes personnes qui seront les hôtesses du palais devront, de bon cœur je l'espère, prier matin et soir pour le repos de mon âme. Je n'ai pas cru devoir brider leur imagination en composant moi-même le texte de l'oraison. J'ai préféré laisser dans la chapelle le portrait où je figure agenouillé en grand uniforme, un peu flatté, je dois l'avouer. Si cette fraude bénigne inspire des prières qui touchent le Seigneur, j'espère qu'au jour du Jugement elle ne sera pas retenue contre moi...3 mars?>La flottille vient d'appareiller. Le doge a tenu à saluer notre départ en personne, non sans avoir manifesté des égards particuliers enversLasalle. Je ne sais si la traversée me donnera l'occasion de mieux connaître l'ingénieur, jusqu'ici plongé dans l'étude des cartes que la Chancellerie lui a fait porter. Deux navires transportent cent vingt ouvriers. Pendant leur absence, trois ans peut-être, la République a la bonté de prendre en charge leur famille et l'éducation de leurs enfants. Près de la moitié d'entre eux viennent de passer six mois à renforcer les fortifications de Corfou, qui ne passaient pas pour en avoir besoin. J'en jugerai lorsque nous y serons. Lasalle verra ainsi ce que la République attend de lui.6 mars?>Nous faisons relâche à Corfou, où des vents favorables nous ont poussés rapidement. J'y retrouve avec plaisir Mocenigo, qui gouverne l'île depuis sept ans et vit fastueusement, libre de tout souci. La place est inexpugnable, peu menacée de surcroît, le climat n'incite pas à la sévérité, et ici le lion de Saint-Marc n'a jamais perdu ses griffes. De mémoire d'homme on n'y a jamais connu d'autre maître que nous, et les femmes ne s'écartent pas sur notre passage. Guidé par Mocenigo, Lasalle s'est informé des travaux récents qui ont rendu la citadelle plusredoutable qu'aucune autre en Adriatique. Il a fatigué notre hôte en ne laissant passer aucun détail : Mocenigo s'est laissé vivre et sa sinécure lui a fait perdre l'habitude d'escalader les remparts. Lasalle, si je comprends bien, ne me ménagera pas.13 mars?>Par un temps radieux, mes trois navires sont entrés dans la rade de Nauplie, salués par dix coups de canon. Gradin, qui commandait la place par intérim, me remet l'étendard devant la garnison, pour que j'y accole mon propre emblème. Il flottera sur l'Acronauplie, qui, du haut de sa falaise de cent pieds, n'en paraîtra pas moins dérisoire lorsque la nouvelle citadelle couronnera l'éperon presque monstrueux qui surplombe la ville. Dolfin, Grimani et Loredan, qui me précédèrent à ce poste, firent renforcer tous les ouvrages défensifs. Ils eurent aussi le bon esprit d'aménager un appartement convenable à l'intérieur de l'Acronauplie. Avant même de m'y installer, je suis allé inspecter le bastion qui domine le port. Les canons, frappés aux armes de mes prédécesseurs, sont superbes, presque neufs, et suffiraient à faire réfléchir les Turcs. Mais il y a loin de ces quelques pièces auverrou qui doit leur interdire à jamais l'accès de la Morée.13 mars?>J'établis avec Lasalle les règles de sécurité qu'il convient d'appliquer. Comme la population n'est pas sûre, le chantier sera interdit à tous ceux qui n'auront pas obtenu un laissez-passer signé de ma main. Une palissade en fermera l'accès sur le seul côté que des précipices n'isolent pas. Je suis rompu aux règlements de police ; celui que je vais rédiger ne me prendra guère de temps et le barème des châtiments sera, je l'espère, assez clair. Une longue expérience m'a enseigné la méthode qui me permet de n'omettre aucune des infractions possibles. Mais alors que cet exercice satisfait l'esprit, il n'en va pas de même des peines encourues et de leur calcul arbitraire. Six coups de fouet à qui tentera de pénétrer sur le chantier sans autorisation, le double si le délit est commis de nuit, le double encore en cas de récidive : tout cela m'écœure un peu. Je ne le fais que pour me conformer à l'usage et frapper les esprits. En vérité, il est rare que je n'adoucisse pas les châtiments. Mais cette faiblesse, je ne demanderai pas aux crieurs publics de la divulguer...20 mars?>Longue discussion, ce matin, avec Lasalle, sur ses idées de forteresse. Il me devançait de plusieurs longueurs car, depuis notre départ de Venise, le plateau, qu'il avait exploré à la seule lecture des relevés topographiques, lui était devenu familier jusque dans ses moindres recoins. Sur cet espace désolé où ne se dresse que l'humble fortin actuel, il discerne déjà son œuvre, bien qu'il n'ait pas encore arrêté de parti. C'est à lui que reviendra la décision, quels que soient les avis que je voudrais lui prodiguer et qu'il recueillerait d'ailleurs avec l'apparence du plus profond intérêt... Il m'a mené sur une légère éminence pour me dépeindre l'ampleur de ses projets. Je me suis vite essoufflé à le suivre : là où je ne distingue que des rochers indestructibles, il me désigne de larges fossés, le fortin a déjà disparu à ses yeux alors qu'il crève encore les miens. Sans doute mon embarras ne se lisait-il que trop, puisqu'il m'a promis de traduire ses projets sur des croquis assez sommaires pour que j'en perçoive l'essentiel. Une certitude : la Sérénissime a résolu d'engager de si grands moyens que la forteresse à venir rivalisera avec les plus renommées. Voilé par cette conclusionprometteuse, un point cependant le tourmente. Il n'existe qu'un puits sur le plateau. Alors que rien ne semble devoir le troubler, j'ai vu passer dans ses yeux un signe fugitif de doute, comme s'il imaginait son œuvre réduite à néant par une cause infime. « On croit avoir tout prévu, jusqu'au jour où un rat crève au fond d'un puits... » C'est la première fois que j'aperçois une telle expression, vite envolée d'ailleurs, sur le visage de Lasalle. J'attends ses dessins pour demain en t...
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